Histoire de la laque

Tous les historiens d'art s'accordent à reconnaître que c'est en Chine, et non au Japon, que serait né l'art du laque. Il aurait été importé au Japon au VIe siècle, lorsque l'influence de la civilisation chinoise s'y était imposée avec la pénétration du bouddhisme. Ce qui semble incontestable, en revanche, c'est que, après avoir été un simple mode de protection des ustensiles courants, c'est-à-dire un art indigène, ce n'est qu'un siècle plus tard que l'art du laque aurait été codifié. C'est à partir de là que les artistes japonais en auraient fait progresser les techniques jusqu'à en faire un art spécifique de leur pays. Leurs oeuvres, depuis les laques très simples et très purs du VIIe siècle jusqu'à ceux d'une étourdissante habileté du XVIIIe siècle, en témoignent sans équivoque.

Il faut noter que, en français, le mot laque est masculin lorsque l'on parle d'une oeuvre exécutée dans cette matière, et féminin lorsque l'on désigne la matière elle-même. Ainsi, on dira d'un panneau décoré qu'il s'agit "d'un laque", alors que l'on précisera qu'il a été exécuté avec "de la laque".

La laque naturelle est le résultat d'une exsudation provoquée par incision sur les troncs d'arbres à laque qui poussent en Chine (il s'agit du rhus succedanea), au Japon (c'est le rhus vernicifera) et dans ce pays que l'on nommait, jusqu'en 1946, le Tonkin, où proliférait une variété nommée succedanea dumoutieri. Le latex de ces différentes essences forestières ou de culture étant d'ailleurs identique. L'arbre n'est cependant exploitable qu'entre sa troisième et sa huitième année. Durant cette période de cinq ans, il donne, à la suite d'incisions, une sorte de résine en latex qui est un liquide crémeux de couleur et d'aspect. Les arbres ont alors trois à quatre mètres de haut et la récolte doit se faire à l'abri du soleil ardent comme de la pluie, puisque le premier provoquerait un début d'évaporation et que la seconde diluerait le produit. Le latex est récolté dans des coquilles de moules de rivière placées à la base des incisions. Recueilli dans des récipients en vannerie étanches laqués et clos hermétiquement, il est expédié en fût chez les marchands grossistes qui le traitent pour pouvoir le revendre.

Ce sont ces opérations longues et délicates qui déterminent la qualité de la laque. Il est d'abord nécessaire de la filtrer soigneusement à travers une toile fine, par simple torsion, afin de la débarasser de toutes les impuretés. Puis, il faut la laisser reposer pendant plusieurs mois dans des paniers de bambous laqués et clos hermétiquement par des feuilles de papier de riz bien collées. Ces paniers sont ensuite entreposés dans une cave obscure et fraîche afin de laisser la laque se décanter seule après avoir provoqué une évaporation. Le latex a déjà changé d'aspect : de blanc laiteux, il est devenu légèrement ambré. Avec le temps, le produit se divise naturellement en couches de différentes densités. Chacune correspond à des laques de qualité marchande différente, ce qui permet de les classifier en laque de prix et d'usage variés. Ces laques obtenues par décantation sont nommées laques naturelles, la couche du dessus, la plus fluide donc, donnant la qualité supérieure avec laquelle les maîtres laqueurs travailleront les dernières couches de leur oeuvre. Les couches suivantes, de moins en moins aqueuses au fur et à mesure qu'on les prélève vers le fond, sont de qualité inférieure et serviront pour les sous-couches ou pour les préparations, en les mélangeant à d'autres produits tels que sciure de bois, terre, limaille ou autres matières de décoration.

La laque adhère sur toutes sortes de matériaux, outre le bois, comme les métaux, cuivre, argent, étain, maillechort, or, aluminium, mais aussi comme la pierre, le ciment, le verre, le cuir, le papier et même le pyrex. Cependant, pour bien la faire accrocher sur les supports offrant peu d'aspérités, elle a besoin de prises, et l'on procède dans ce cas à un sablage destiné à rendre la surface moins lisse. En revanche, elle brûle les tissus, exception faite de ceux en soie naturelle. Les bois les plus adaptés à recevoir la laque ne doivent pas être trop durs, ni trop denses, afin que les premières couches de laque puissent bien y pénétrer. De plus, ils doivent avoir un grain aussi régulier que possible et ne pas avoir de veines dures et de veines tendres alternées de façon trop marquée, ni présenter de noeuds ou de défauts. Le noyer de nos campagnes, le tilleul, le tulipier ou l'acajou constituent les meilleurs supports qui soient.

Sur les matières qui supportent la chaleur sans déformation, la laque est durcie par une cuisson au four entre 150 et 250° C. Commencé à 96° C, le durcissement de la matière donne, jusqu'à 120° C, des laques de teinte claire alors qu'à 180° C ses couleurs foncent de plus en plus, jusqu'à prendre un aspect brûlé. Ces laques oxydées à chaud sont extrêmement résistantes et dures et c'est par ce procédé que les japonais décoraient traditionnellement les armures ou les gardes de sabre. Sur toutes les autres matières, la seule manière de faire durcir la laque est de la placer dans une atmosphère humide et tiède où une fermentation naturelle et l'oxydation de l'eau agiront peu à peu. Une fois durcie, la laque naturelle n'est attaquable par aucun dissolvant et résiste aux agents chimiques de toute nature, tout comme elle résiste aux bactéries. Elle constitue d'ailleurs un excellent isolant électrique et résiste à la chaleur jusqu'à 400° / 450° C puisqu'elle ne commence à se carboniser qu'à 550° C. En revanche, la laque liquide est un produit extrêmement nocif qui provoque chez certains sujets une allergie. Cette dermite superficielle, si elle n'est pas grave, est très désagréable et peut atteindre une personne qui, sans toucher la laque, se penche simplement dessus.

Pour obtenir des laques naturelles transparentes mais colorées, il faut baratter à la main, à l'aide d'une palette en bois, la couche supérieure du mélange décanté. Selon la durée de l'opération et la vitesse de rotation, on obtient au bout de dix - douze jours, une belle couleur qui va du blond clair au brun foncé. C'est cette laque ambrée naturelle qui constitue le produit de base du travail de décoration du laque. La laque noire est un autre produit de base, sans doute le plus beau. Il s'obtient également par barattage de la laque naturelle, mais en utilisant une barre de fer doux au lieu de la palette en bois. Le récipient doit être en grès, et non en vannerie comme il est d'usage pour obtenir la laque ambrée. C'est l'oxyde de fer de la barre métallique qui, au contact de l'air, noircit la laque transparente. Quant aux laques de couleur, elles sont extrêmement difficiles à obtenir. Le point de départ est toujours la laque barattée de première qualité dans laquelle on mélange des pigments végétaux en poudre. Le rouge s'obtient avec du vermillon, le jaune avec de l'orpiment, le vert en ajoutant de l'indigo à l'orpiment, le blanc étant en principe impossible à obtenir. Cela étant, il faut bien comprendre que très peu de matières colorantes conviennent à la laque, la plupart ayant pour effet d'empêcher celle-ci de durcir, ou de la faire tourner au noir au cours de son durcissement. Dans l'atelier de Jean Dunand, c'est son fils Bernard qui se lancera dans la mise au point de laques de couleur. Il parviendra à varier les tons et les valeurs de façon tout à fait remarquable, encouragé par son père qui trouvait dans ces innovations matière à les utiliser personnellement.

L'opération du laquage proprement dite consistait d'abord à enduire au pinceau le support préalablement préparé, en le recouvrant d'une couche de laque naturelle. Pour ce faire, seuls des pinceaux plats faits de cheveux de chinois étaient utilisables car des poils de petits-gris, d'ours ou de martre étaient trop souples, tandis que le crin de cheval, les soies de porc ou les poils de boeuf eussent été trop épais et n'auraient pas manqué de tracer des cordes dans la laque, en y laissant des marques. Il ne faut jamais perdre de vue que la consistance de la laque naturelle est assez proche de celle du miel liquide et que la moindre traînée de matière en surépaisseur se répercute d'une couche à l'autre. En raison de cette consistance, la laque ne s'étend que très lentement. Ces pinceaux, que l'on faisait venir d'Extême-Orient, sont constitués de deux plaquettes de bois entre lesquelles sont enchâssés les cheveux sur une largeur de 1 à 6 cm et une longueur de quinze à vingt centimètres, les plaquettes de bois laissant dépasser à l'une des extrémités du pinceau un centimètre de cheveux taillés en biseau. Une fois ces cheveux usés, il suffisait de tailler le pinceau comme un crayon, puis de parfaire le biseau par frottement sur un support abrasif. La première couche de laque naturelle est d'abord mise à durcir cinq à six jours, puis elle est poncée au papier de verre très fin. On procède ensuite à un entoilage en lin qui va armer la laque et servira à cacher la structure du bois. Cette toile fine, collée elle-même avec de la laque naturelle, est mise à son tour à durcir pendant cinq à six jours. Ensuite, on enduit le support de plusieurs couches de laque mêlée à de la sciure de bois tamisée très fine, afin de boucher les pores du tissu et faire disparaître toute trace d'ondulation. Cette sorte de mastic est appliquée avec une palette en corne. Chaque couche (il doit y en avoir autant que nécessaire pour que la surface devienne absolument plane) doit ensuite sécher en chambre humide pendant six à quinze jours puis, une fois séchée, être poncée à l'eau avec de longues pierres de corindon. Les couches suivantes sont des laques à la terre tamisée appliquées avec des pinceaux en poils de queue de buffle. Cette terre indochinoise, qui peut aussi être du kaolin, est de plus en plus fine au fur et à mesure que les couches se superposent. Il ne peut y en avoir moins de cinq, mais cela peut aller jusqu'à quinze. Chacune étant à son tour bien évidemment poncée à l'eau après six à dix jours de durcissement en atmosphère humide. De plus, entre chacune de ces couches à la terre, on alterne une couche de laque naturelle destinée à nourrir les précédentes et à les durcir.

Une fois toutes ces opérations de préparation terminées, la surface du support est tout à fait plane. C'est alors seulement que l'on applique les laques décoratives. Cinq à six couches seront de nouveau nécessaires en utilisant des laques de qualité de plus en plus belle qui, à leur tour, devront durcir deux ou quatre jours chacune, tout en étant successivement poncées au charbon de bois. Une fois finement matée, la dernière couche est alors polie en employant de l'eau et du charbon de bois en poudre, puis en utilisant de l'huile et une terre extrêmement fine placée sur du coton. La dernière finition s'effectue bien souvent avec la paume de la main et de la poudre de corne de cerf calcinée. L'ensemble, une fois terminé, n'aura pas plus de trois à quatre millimètres d'épaisseur et il aura fallu un minimum de six mois pour le réaliser, sinon neuf sous nos climats tempérés européens.

Les procédés de décoration de la laque sont innombrables. Le plus simple est la laque peinte qui est obtenue en dessinant le motif décoratif avec une pointe sèche, puis à le reprendre avec des laques de couleur qui forment, ainsi superposées, un léger relief. On dispose ainsi de toute la palette des laques de couleur, opaques ou transparentes, qui peuvent être employées en aplats, à contours francs ou dégradés ou en effets nuagés. La laque d'or est obtenue en appliquant le métal en poudre broyée très fine ou en feuilles sur de la laque fraîchement posée, et par des procédés qui varient suivant qu'on la veut mate ou brillante.

Parmi les procédés les plus spectaculaires, une place spéciale doit être réservée à la coquille d'oeuf noyée dans la laque, dont Jean Dunand fit un grand usage. Ce procédé était déjà utilisé par les japonais pour décorer des poignées ou des fourreaux de sabre, mais c'est Jean Dunand qui, le premier, l'utilisa en grandes surfaces pour remplacer le blanc qui n'existait pas dans les laques colorées. L'emploi de cette matière inattendue, car il s'agit véritablement de la coquille des oeufs de poule ou de cane, lui permit d'obtenir des blancs craquelés d'un effet très subtil et spectaculaire. Après avoir été lavée, puis débarassée des peaux internes, la coquille est écrasée délicatement, puis tamisée afin d'utiliser les fragments en fonction de leur taille. Chacune de ces infimes particules est ensuite posée, à l'aide d'une pince, sur une couche de laque fraîche, en les plaçant bord à bord comme une mosaïque et en les disposant selon le dessin projeté. Elles sont ensuite poncées pour obtenir une surface lisse, puis noyées dans une nouvelle couche de laque transparente afin de remplir les interstices. Selon l'effet recherché, la laque de couverture (ou celle dans laquelle la coquille d'oeuf est noyée) peut être ambrée ou noire, ce qui donne également de très belles nuances.

La laque se prête bien à toutes sortes d'incrustations. Celles-ci peuvent être affleurantes, comme dans le cas de la coquille d'oeuf ou de la limaille de métaux, mais elles peuvent aussi être faites avec des matières plus épaisses, comme de la nacre blanche ou avec des coquilles aux reflets moirés, dites burgau. De même, l'ivoire, sculpté ou en plaque fine, peut être incrusté.

Autre procédé spectaculaire, la laque arrachée, moins sensible aux chocs et aux rayures. Utilisée principalement pour les piètements de meubles ou de paravents, mais aussi pour de larges surfaces de moindre qualité, elle s'obtient en appliquant sur de la laque fraîchement posée une spatule de bois qu'on appuie et qu'on soulève brusquement, provoquant ainsi par adhérence une granulation en vaguelettes qui est ensuite légèrement poncée pour adoucir le grain de la surface.

Par ailleurs, une autre technique spectaculaire consiste à graver la surface obtenue après les laquages successifs, technique dite de Coromandel. La gravure s'effectue, non pas en poussant avec un ciseau comme sur le bois, mais en retirant la matière à l'aide d'outils en forme de crochet. Cela permet d'éviter tous éclats ou écaillures qui ne manqueraient pas de se produire si l'on procédait autrement.

Une des plus belles qualités de la laque, et ce qui la différencie de tous les produits d'imitation, c'est la profondeur de sa matière : le regard, ne s'arrêtant pas sur l'aspect poli de la surface, pénètre au sein de l'épaisseur des couches superposées où joue, par transparence, la lumière sans jamais être réfléchie véritablement.

 

source www.jean-dunand.org/